HENRI MICHAUX  
 

CHEMINS CHERCHÉS, CHEMINS PERDUS TRANSGRESSION

 

 

I

Les ravagés

Se montrant, ils se cachent.

Se cachant, ils se montrent.

Pages venues en considérant des peintures d’aliénés, hommes et femmes en difficulté qui ne purent surmonter l’insurmontable.

Internés la plupart. Avec leur problème secret, diffus, cent fois découvert, caché pourtant, ils livrent avant tout et d’emblée leur énorme, indicible malaise.

1

Celui qui de l’atteinte des “entourants” tient à être préservé, se garde à présent par

un volumineux corps irrenversable de grand quadrupède, en lequel il s’est

animalement mué. Une queue léonine s’achevant en griffes, capable aussi de fouetter, se trouve à demi ramenée vers l’avant, prête, décidée.

Dispositif de défense en place, il attend. Dans la constance, dans la méfiance.

Un malaise profondément situé n’empêche pas une sécurité assise sur des idées inébranlablement implantées.

Bloc de silence qui ne se laisse pas pénétrer, qui ne laisse rien pénétrer.

Sphinx qui ne répond pas à vos questions, qui sans bouger, muettement, pose ses questions, les plus graves d’entre les questions. De face et toujours les mêmes.

Appuyé de tout son long sur sa base considérable, en possession du savoir de l’Indicible, le sphinx à l’œil d’homme garde sa pose qui ne doit plus être dérangée.

 

 

2

Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine oubliée, c’est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se perçoit, sol indéfiniment déchiqueté, aux croulantes mottes anonymes, dressées-déjetées, qui n’est même plus un terrain, mais les vagues d’une mer démontée, d’une mer de terre en désordre, qui jamais plus ne se reposera.

Sous cette forme informe, qui le prive de lui, il survit, empêché de se reprendre. Incessant écroulement. Fragments indéfiniment; fragments, failles, fissures.

Épave oblique

 

3

La vague, la double, la triple vague, la vague, droit devant soi, qui se soulève, occupant démesurément l’espace, porte des yeux en ses lents tourbillons.

Majestueusement roulant et se déroulant, sans fin venant sur lui, elle apporte, emporte, rapporte des yeux, de vastes yeux aux regards de reproche, de ressentiment.

En suspens dans la houle montante, ils ne le lâchent pas, ne voient que lui, ne sont là que pour lui, des yeux qui veulent le mal, des yeux pleins de furie, sur les vagues toujours revenants, à l’énergie géante.

 

4

Sur une plaine liquide d’une vaste étendue, dans une pirogue, colossale, pondéreuse, protestante, venue du Nord, il se tient raide et seul, seul comme on peut l’être lorsqu’on n’est pas dans la voie du salut, lorsque dans la zone noire, on a forcé le pasaje interdit. Autour, l’eau: absolument tranquille, ni animée ni aimée, une eau lourde.

Sur ce plan horizontal où pénible est la progresión, comme s’il se trouvait sur une pente à remonter, l’homme se retrait, ermite d’ “Absolut”, ne montre que son dos, droit comme un mur.

Le sérieux del’Idée unique l’habite. Un sérieux contre tous. Certitude entre tous. Une mélancolie pourtant, une détresse de fin de monde, une fatalité irrenversable habitent le paysage froid où passe celui qui tellement se trompe sur lui-mème.

La lourde pirogue monoxyle va s’enfonçant lentement dans l’espace mort.

Ciel bas. Oiseaux à une seule aile. Arbre sans branches.

 

 

5

Têtes qui ont passé par quelque chose d’aussi grave que la mort, qui n’ont pu se sauver sinon pauvrement.

Têtes du passé, qui savent la nuit de la vie, le Secret, l’Innommable horrible sur quoi l’être s’est appuyé.

En lutte contre le flou, masses qui vainement essaient de se refaire, luttant contre le pâteux qui envahit.

Têtes atteintes profondément, qui n’ont plus confiance, qui se souviennent.

Une d’elles gravement défoncée, aux largues yeux, semblables pour la fixité à ceux d’un poisson, les muscles oculomoteurs comme bloqués de façon à ne plus jamais pouvoir regarder que de face, face aux autres, face, comme le défi fait face.

Un nez géant, débordant, déporté, de travers, tordu, de la base au sommet tordu, semble presque de profil.

Par-dessus, inalterés par la torsion, qui devrait être pénible (comme l’anneau dans les naseaux des taureaux domestiqués) et, même être proprement épouvantable, les yeux impavides –magistrale discordance, signature de son mal- font comme si rien n’était; dans cette imposible contraire, si contrariant, ils continuent, ils maintiennent.

L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas.

 

 

6

Demeure aux fenêtres aveugles.

L’ombre est dedans, monumentale. Habitée, lourde, luxurieuse. Rondeurs, ampleurs. La fumée femelle se condense. Instables ensuite. Insatiables rongeuses ensuite. Marguerites de crânes.

Regrets? Remords? Misère? Entêtement?

Le Palais profané garde une vache

 

7

La fille, sa virginité perdue, et sur qui brame un cerf, sans résistance l’importe, avec sa couche et tout, un caïman gigantesque qui bientôt plonge et s’enfonce dans les eaux.

Des fleurs tombent, des fruits sont arrachés, des racines terreuses remontent à la surface. Ainsi est remémoré le viol d’il y a longtemps à jamais insupportable.

Dans la pauvreté des hardes, dans l’indigence du grabat, dans le mourant coloris des fleurs, dans la petitesse des mains, dans les torsions grimaçantes de la robe emportée, dans le grouillement derrière elle de tourbillons excessifs, la malignité des forces adverses parle.

Penchées dessus, faussement débonnaires, des figures étrangères, têtes aux colliers de limaces ou de larves, faces d’êtres distants, qui n’offrent aucun appui, immuables, hypocrites masques sociaux. A gauche, en bas, une fois encore le crocodile avec la victime s’enfonce sous les eaux.

 

 

8

Munie de la bille de verre (laquelle ne change pas), la tête á l’oeil unique, la tête faible mais têtue, qui ne se laissera pas conduire, qui ne se laissera pas séduire, tête enflée du “quant-à-soi”, est aussi celle qui, coupée de tout et hors du rang se tient, se maintient à une hauteur insolite.

Éternelle quasi.

A part, posée sur un rameau petit, insuffisant, mais qu’elle a voulu qui lui suffisse, elle considère l’horizon plutôt que le sol, si fâcheusement quitté pour des hauteurs sans base, sans avenir, sans plus pouvoir être quittés... et en somme pas bien grandes.

Elle est arrivée.

Un éventail s’ouvre en la tête faible, qui se croit forte, un évantail, comme qui dirait un paon. Et c’est bien cela, un paon, qui inutilement, inefficacement fait la roue.

Des sortes de rats –ou de tous petits hommes à quatre pattes- courent au sol. Elle est au-dessus de cette engeance.

 

 

9

La zone, où est venu s’arrêter ce trois-mâts encalminé, merveilleusement, totalement blanc, si blanc que c’est fou d’être aussi blanc, est immense et déserte.

N’importe le vent ou l’absence de vent ou la menace de vent, le trois-mâts qui ne veut pas changer ne dégrée pas. Grêle, mais qui ne se rend pas, surtout pas à l’évidence, surtout pas à celle des variations du réel, le voici qui, à force de ne pas se rendre, a abouti dans un espace où plus rien ne bouge, où c’est depuis longtemps la mort de toute brise. Et pas de retour en arrière possible.

N’y a t’il plus rien d’autre, ni personne nulle part?

Si. Au loin quelques plis soulevés de la multiforme étoffe des cinq mondes montrent, serrées, en rang, à l’affût, les faces équivoques des “autres”.

Menaçantes? Envieuses? Plutôt hors de portée, toutes précautions prises.

Dans le calme absolu, où pas une risée, jamais, ne passe, le trois-mâts vierge, qui ne cargue pas ses voiles immaculées, demeure préservé des souillures sous un irreprochable ciel de glace.

 

 

10

Le volumineux Serpent, qui tient embrassée, comme sa chose, l’épaisse jouisseuse Mère-Terre, ne la lâchera pas. Infecte l’odeur qui en sort, on peut en être sur.

Et lui, tout ce qu’il lui fait! Et elle ce qu’elle se laisse faire! (Ainsi l’inavouable tout de même avoué).

L’énorme tête du démon libidineux à la langue bifide surveille la terre afin qu’elle se trouve toujours loin du cône de lumière. Ce n’est pas que tellement loin passent les rayons admirables, clairs et régénérateurs, mais, de toute évidence elle n’ira pas jusque-là, occupée, embrassée, alourdie irrémédiablement. Des filets l’entourent, comme si elle n’était pas encore assez tenue.

 

11

Un guéridon est veillé par deux cygnes. Chaque cygne est veillé par deux ocelots. Chaque ocelot (ou phantère ou gros chat tacheté) par deux serpents.

Chaque serpent par seize triangles, et se trouvent les triangles sous l’observation d’yeux sans nombre, braqués, scrutateurs.

Rien ne doit échapper à la multiple police. Rien ne peut se soustraire à l’omni présente Ordonnance.

On sent dans tout cela danger qu’il ne soit pas assez veillé, qu’il y ait manque de vigilance, car un instant d’inattention suffirait. Un instant d’inattention pourrait dans les secondes suivantes causer la désagrégation, puis l’universelle désintégration.

Conséquence lointaine d’une Condamnation. Peut-être.

Que de déboîtements possibles dans les “correspondances” de la création, le monde entier pouvant être puni par la faute d’hommes inconscients, monde qui, en fait, pèse sur les épaules d’un seul, lequel ne peut plus prendre de repos, devenu surveillant obligatoire, l’unique qui sache, qui veille, qui puisse encore retarder le désastre illimité qui approche.

 

 

12

Visages enfoncés, engoncés les uns dans les autres.

L’aggloméré de visages, surmonté d’un oiseau médiocre, est sottement couronné comme une ridicule crétine, un soir de fête et de trop de bière. Amas de visages, visages dans le vague comme foetus dans l’amnios. Mangé par un visage est un autre visage. Irrésistiblement l’un s’agrège à l’autre, qui le subit, y tombe et périt doucement. Visages absorbants à la longue langue d’herbivores, l’air liquoreux, gênant, mols aux baveux désirs, qui sans se presser s’entremangent.

Une figure d’amante agglutine tout un rang de figures proches, qu’elle s’emploie à rendre tendres, puis plus tendres encore (l’humain et la pâte si pareils, si remarquablement pareils) et le visagophagie s’étend et augmente dans la petite butte aux fades faces inexpressives qui s’engluent, nostalgiquement emportés dans une irréversible dérive. Limbes d’ici-bas, de ceux qui ont perdu le pouvoir d’écarter.

 

 

13

A quelque distance du plus haut Sommet, quelque chose comme l’Arche. Dehors, des barrages. Les hommes qu’on va prendre, d’autres qu’on ne prend pas, refusés de la dernière heure. Les abandonnés, les aliénés.

Mouvement intense, inutile, éparpillé, contradictoire, qui ne cessera plus... cependant que sans profit les rayons d’un astre semblable à un soleil passent “au large”.

 

 

14

La bête sortie du matelas, son appétit est grand.

Ses dents largement découvertes signifient à tous que le loup ne se nourrit pas de roses. Un espace laiteux dit le trouble et l’enfantement, les turgescences et le foisonnement et l’accroissement des jouissances.

Eh bien que va t-il arriver à présent?

Arriver! A celui-ci, à jamais sur place?

Fixes, troubles, les grands yeux téteurs du spectacle du monde contemplent le dedans tiré au-dehors, at avec tout, avec n’importe quoi, font du lait. Ils seront bientôt submergés, les grands yeux penseurs. Le liquide dans l’un monte déjà et s’écoule et se répand au-dehors sur les images qu’il ne voit plus. Du lait, vraiment, cette laitance?

 

 

15

Une pouliche blanche étendue, pattes repliées. Sa tête, sauf qu’elle est plus grande, on l’a sûrement deja vu quelque part, sur le col d’une jeune fille, dont elle garde l’évidente expresión et pourtant la voici dans une prairie, au cou d’une bête couchée, et elle songe, sur la terre humide, lourde et pauvrement fleurie.

Derrière, un épais nuage, presque consistant, et qui ressemble curieusement à la pouliche blanche, laquelle ressemble tellement à une fille rêveuse, une fille jamais encore “touchée” et qui se questionne sur son charme qui n’a pas de fin.

Langueur.

Au-delà, évasé comme une baie, un étrange espace, où cherchent à entrer le nuage à l’étrange matière, la pouliche à l’étrange abord et la solitaire fille, partout en quelque façon évoquée.

Et quelle robe immaculée elle possède! Comme elle doit être douce, incroyablement douce, par-dessus toutes les autres robes poulinières, merveille unique, inaccesible sur laquelle “ils” devront fatalement se retourner, médusés, vaincus, au comble de l’adoration!

Telle est dans le tableau de la champagne la fille jeune jument rêveuse à qui tout se rapporte.

 

 

16

La femme forte, aux amples formes, aux mamelles gonflées, lourdes, fascinantes, d’un rouge ardent, comme un retour de flamme, la femme maléfique couverte et entourée de bijoux de pacotille, tient, plus largement couvrant qu’un loup, un masque autour des yeux (des yeux sans naïvité, des yeux de turpitude et de basse domination) et présentement emporte dans sa traînante jupe, ridiculement impériale, la trame qui retient des hommes, de tout petits hommes.

Des couleurs heurtées, vulgaires comme la colique, disent à leur façon ce à quoi avec les hommes elle se plairait. On ne voit pas les instruments de torture et de tyrannie, mais on les voit mués en brutales colorations aux raies flagellantes.

Qui, sauf le plus aboli des hommes accepterait leur invite sans avoir décidément mis pavillon bas?

 

 

17

Le lent quadrupède qui en ces lieux dérisoirement bourgeois avance, entouré de tourbillons épais, montre, en soulevant de lourds rideaux, montre par-dessus sa grande gueule triste deux yeux considérables, pas tout à fait morts, des pleurs en réserve dans le sac lacrymal, en somme les gros yeux bulbeux du quinquagénaire alcoolique.

Pas décidé, pas très réveillé, l’air collant (marque peut être du “mal caduc”), on peut tout attendre de lui.

Passant, dans sa forme de chien, sous des tentures affreuses et cossues, sa présence opprimante, avec insistance infligée, présence d’ignominie fidèle, de latence animale, d’attente de crise, sans cesse pèse comme un pouvoir enfermé dans de la cire.

Jusqu’à quand enfermé?

 

 

18

Appartenant indubitablement à quelqu’un qui ne sait rien faire, un corps maigre, faible, d’où chétives pendent deux menottes, signes d’impuissance et de dépendance et de vie à vau-l’eau. Mais le visage compte, important, anxieux, visage de qui n’a pas encore démêlé les intentions du dieu qui si souvent lui parle et si énigmatiquement.

Sur un horizon spongieux montre un ciel considérable, en deux moitiés, l’une éthérée, l’autre bourrée de grosses gousses sèches.

Comment sous cette masse reprendre espoir?

N’importe, vie inutile, vie gâchée, vie rejetée, de tenue à l’écart, d’enfermée, de condamnée, mais tout de même vie comme un ostensoir.

 

 

19

L’ange mauvais, l’ange de vice et de mort, l’ange aux rayons roux tient sous lui le dormeur qui se réveille, le dormeur affolé, qui se fait petit, se rétrécit, n’est deja plus grand-chose... sous le surplomb menaçant d’un grand œil sans ardeur comme l’œil d’une hyène, et qui fait peur.

Tandis qu’une harpe fleurit, et qu’une sorte d’eclésiastique subit une mutilation qui deviendra peut être immolation, personne alentour n’est surpris. Personne ne semble trouver là quoi que ce soit de bizarre, d’à part et hors du naturel et de ce qui devait arriver, répondant en effet à un problème, à son problème de pauvre diable qui n’en sort pas : son idée et lui dedans comme une mouche dans une cloche à fromage.

 

 

20

Sombre, le démon de la conscience brune apparaît, l’œil dément. Des mains crochues tiennent les cartes du jeu du destin, qu’il va falloir deviner, plaques des mystères qui affolent celui qui ne peut, quoi qu’il fasse, rien saisir. Par-dessus, un ciel mauvais, sans miséricorde, qui a jugé deja, qui n’écoutera plus rien, écrassant dôme sur lui comme serait un bruit infini de dures petites cymbales aiguës, partout retentissantes, assourdissantes, obligeant impérativement à se taire.

A loin deux tours surveillent et une surface marécageuse luit.

A la limite de la sinistre influence, quatre ou cinq maigres fleurs incertaines s’élèvent, de biais, pauvres, gênées, empruntées, miserables.

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On attend donc encore quelque chose de la vie?

Quoi?

 

 

21

Occupant toute la place, bouchant l’horizon, seule dans l’entièreté du tableau, une tête énorme vient à la rencontre de qui la regarde et donc de celui que la peignit et la vit sur lui s’avancer menaçante, maléfique, marquée des signes outranciers du dominant féroce.

Sans nez, sans bouche, sans front, ou le tout emmêlé confusément par une force surhumaine du genre des tourbillons, elle fonce, à une vitesse retenue mais irrésistible, ses immenses forces d’agression, en réserve, toutes prêtes.

Face sortie d’un maelstrom de haine. Tout ce qui dans ce monde jusqu’à présent à cet homme a été hostile –devenu énergie pure- est là et cette fois le tient à sa merci.

Chargés d’un dynamisme diabolique et comme bouillonnant, les yeux, traversés d’impulsions vampirisantes indiciblement implacables “commandent”.

Aucune arme nulle part n’est montrée. Pas besoin.

L’irrepoussable est seul et suffit.

 

 

22

Une créature d’une espèce inconnue, tout tout près, à la énorme et béante effrayante ouverture propre à engloutir, à faire disparaître le regardeur, bientôt hypnotisé, bientôt perdu, et surtout perdue toute idée de retour. Chute dans l’enceinte de chair. Quelqu’un certainement en a la tentation.

Deux yeux sombres, par-dessus, globes de vision magnétique au regard droit, monoïdéique, disent uniment: “Tu te décides? Ou dois-je attendre encore?”

Car un peu de libre arbitre semble faire partie de la règle du jeu, du sinistre jeu fascinant.

Des dents sur une rangée gardent –à peine- l’entrée. Translucides presque, elles ne feraient guère de mal, sauf peut être à la sortie, si sortie il peut encore y avoir.

Le fond du palais caverneux, à l’intérieur on dirait des franges, des poils, un rang de lamelles souples, noires, sortes de fanons sombres.

Étrange entrée. La gueule d’un rouge presque ardent fait, par sa circularité et la perfection de sa courbe, songer au parcours admirable d’une planète autour de sa maîtresse, l’Étoile, l’Étoile dont on ne saurait se détourner.

 

 

23

Elle trempe dans l’indéfini, la petite mongolienne venue au monde de nulle part.

Vague forme, sur une vague voie, entourée de vapeurs, elle chemine, brume elle-même, à peine plus dense, passant presque inaperçue comme le passé entrant dans le présent, le présent dans l’avenir, le crépuscule dans la nuit.

Vague et totallement désarmée.

Elle ne sait pas qui elle est, elle ne sait pas ce qu’elle faisait, lorsque avec un tendre crayon de couleur verte et par une légère touche elle amena distraitement au-dehors sur la feuille de papier cette pâle forme informe et fantomatique qui, plutôt que cheminer, flotte et voudrait continuer à flotter...sans se heurter.

Destin douteux.

Le ruban de l’existence commence seulement à se dérouler, et si mal, pauvre enfant aux pauvres moyens.

Elle ignore qu’elle va être dirigée...manipulée obstinément, interminablement. Ses mains, jambes, pieds et d’autres parties de son corps, “ils” tiennent à ce qu’elle en fasse l’occupation.

Des travailleurs en blouse blanche et aux plans definis en ont décidés ainsi.

A la dérobée on te regarde, enfant, comme on regarde une mongolienne, infirme, inocente, à peine humaine, et cependant...

 

 

24

Une tête au front bas, aux yeux de ténèbres, à la gueule énorme, de ses canines pointues, a attrapé, sécoue sauvagement et brise et broie la vaine armature de l’insuffisant refuge.

L’irrémédiable est arrivé, arrive, ètait déjà quantité de fois arrivé, répétition sans fin de la même “punition”.

Le nouvel abri, comme les précedents et comme seront les suivants, a été découvert et détruit, latte par latte.

L’être sans défense doit succomber.

A l’humilié, au vaincu, à l’écrasé, il faudrait un changement complet. Alors seulement il n’y aurait plus nécessité d’abri, et aucun carnivore ni de jour ni de nuit n’apparaîtrait plus, du moins pas avec des dents aussi fortes.

 

 

25

Noir, noir, totalement noir, l’avant exagérément haut (comme par défi, un dernier défi), le milieu et l’arrière courts, un navire sans occupants, sans équipage, sans agrès, sans rien de cet air allant, commun à tout ce qui navigue, un navire qui ne fraye pas avec l’eau, qui ne se mêle pas à la mer.

Lesté de noirs souvenirs, le bateau mélancolique est arrêté. Rien à bord n’indique une manœuvre à venir.

Complètement inanimé, immobile, approximatif avec ses deux mâts noirs mal taillés et pas très droits, il reste là, non sans une certaine bizarre et majestueuse grandeur.

Comment cela? Le courage malheureux peut-être qui toujours impressionne, la persévérance quand la mauvaise fortune, les éléments contraires et la plus grande misère n’ont pu abattre ni soumettre la victime.

A quelques encablures, un autre navire, avec le même mauvais air stoppé, unités désolées qui n’ont pas à naviguer, mais seulement à ne pas couler, à tenir bon.

Isolés l’un et l’autre, isolés comme un deuil où l’étranger n’a pas accès, graves comme le secret d’un chagrin trop profond pour être exprimé, ils demeurent sombres et “renfermés” face à la côte déserte, malignement déserte.

Cependant parlant à leur façon, parlant drame et tragédie, à plusieurs niveaux et en tous sens, ces intermédiaires marins d’un autre réel, -l’obscurcissement de l’esprit, la stérilité de la pensée, les empêchements de la conduite- répètent dans le tableau obligatoirement maladroit, insuffisant, cependant pertinent, l’accablante, écrasante, omniprésente infortune dont la victime ne voit pas la fin.

 

 

26

Apathique, sans pouvoir sur les dehors, un de ces êtres du tout ou rien. Il aurait quand même dû s’approprier quelques armes, du savoir par exemple, ou un petit savoir-faire. Avec ce peu de cartes qu’il a, d’avance la partie était perdue, ou terriblement difficile.

Maintenant paria et paria qui ne peut revenir à la surface. Le tampon qui l’empêche, qui le plus l’empêche n’est pas montré, ou à peine et aussitôt déguisé.

Le dessin qu’il fait, qu’il va faire, n’importe par où il le commence et par où le reprend, s’achève dans l’inextricable. Si considérables en effet que soient les formes animales ou humaines représentées au début, elles partent en fragments, qui à leur tour, jambes ou pattes, ou poitrail ou menton ou mamelles, se prolongent et s’achèvent en rameaux, et ces rameaux en fibres ou fils.

Prises et ficelées par les lassos de lignes sans fin, les représentations premières ont disparu totalement.

Ainsi l’intransmissible ne sera pas trahi.

Pourtant le doute, la méfiance reprend. Et le dessin.

Fils et fibres à présent se continuent en écriture, sur lequelle il revient, la faisant plus fine, toujours plus fine, la recouvrant, la traversant de manière qu’elle puisse vraiment échapper à tout déchiffrement. A l’abri donc, lui et ses secrets, qu’enfin il peut exprimer librement, en mots aux lettres diminuées et aplaties où il se terre, et où ses propos s’enfoncent. Une indéchiffrabilité seconde a été ainsi réalisée qui ne manquera pas de lasser la patience des espions qui voudraient le saisir, le “retenir”.

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Voire. Plus tard le dessin déjà défiguré multiplement sera déchiré en infinis fragments, ensuite dispersé en des lieux éloignés. C’est plus sûr.

 

 

27

Ils sont trois dans le tableau. De face, debout, rangés. Homme, femme, enfant. Même cou, mêmes mains, même pose.

Même expression : déchargés de toute personnalité, vidés de la particularité d’être une personne. Ainsi les peignit l’homme à la vie interceptée : indifférenciés. La variété du sentir perdue pour lui, perdue pour tous.

Aucune féminité dans la femme, aucune enfance dans l’enfant. La femme ne présente aucune différence de taille, et la tête, strictement égale, pourrait aussi bien être posée sur les épaules de l’homme sans qu’on remarque la substitution. Le petit entre eux deux, sauf sa petitesse, ne montre pas d’autre différence.

“Groupe familial”.

Mais il n’a pu vaincre l’invariabilité installée en lui dont il donne la marque à tout être qu’il peindra dorénavant.

L’anonyme impression qui l’isole, les isole. Le pouvoir de différencier –le sel de la Terre- lui a été incompréhensiblement retiré.

Une même morne masculinité adulte se retrouve aussi bien dans la femme que dans le garçon, et dans son chien même, quand il lui arrive de l’ajouter dans le tableau, “figurant” avec l’invariable expression d’un homme fermé, figé.

 

 

28

Celui-ci autrefois avait appris à peindre, faisait des tableaux selon les normes des enseignants, dessinant à leur façon les formes, rendant la matière, les teintes, la vie.

Dans cet endroit où on le retient depuis un certain drame grave, on vient de lui donner de quoi peindre, couleurs à l’eau, feuilles de papier et pinceux.

Embarras. Situation de malaise ajoutée à son malaise. Formes? Quelles formes? C’est l’informe, son affaire à présent, c’est elle qu’il lui faudrait exprimer, s’il doit exprimer quelque chose.

Quant à la couleur..., c’est le décoloré à présent, son problème. Comment avec des couleurs rendre l’absence de couleur, la perte de couleur?

Et la vie... ça n’a plus de sens, la vie, tout le contraire, c’est la non-vie qu’il connaît, qu’il subit, qu’il voit, le béant de la vie, le gelé de la vie, le mutisme et l’immobilité, l’impénétrabilité des êtres, ce qu’il exprimera plus ou moins selon ses moyens.

Le visage qu’il va peindre, défait de sa couleur, vingt fois épongée déjà et qu’il tente d’effacer encore davantage, est tellement pâli qu’il semble avoir été seulement le lieu d’une exhalaison légère, ou l’emplacement d’un visage perdu.

Pareillement disparaît le corps réduit, dénué d’épaisseur, par endroits inachevé, comme s’il n’était pas nécessaire de l’avoir entier. Méticuleusement rendu en certaines zones, en d’autres un blanc sans plus, “terra incognita”.

Des bras –à quoi bon des bras maintenant?- l’un précis mais dont on ne voit pas l’insertion sur le corps nu, l’autre court finissant... en une plantule. Règne vegetal, le sien en somme à présent, paréillement sans animation, sans projets, sans pensées. Inerte. Bras arrêté que des brindilles terminent, visités tranquillement pas des insects.

Mal fermé, sans défense, corps envahi comme sont envahies par la mer sur les cartes océanographiques les terres aux côtes dentelées, déchiquetées, défoncées.

Le “rien” avec naturel a pris la place des chairs.

Entre les jambes, un vide remonte sans s’arrêter jusqu’à la région du cœur, haut entre les côtes en pleine poitrine qu’il fend par le milieu où enfin il s’arrête; là un pâle semblant de corps fragile délicatement, timidement se reforme comme fait de pétales roses.

L’être, un souvenir seulement; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.

Les rapports avec l’entourage seront pénibles.

 

 

29

Un intérieur modeste: chaises, tabourets, une table, un fauteuil.

Cependant il se dégage du tableau une impression de tricot. Une étrange possessivité en émane.

Des fils, ou ficelles (ou brins de laine) établissent des liens (ou des empêchements?) qui ne devraient pas exister. La pièce n’est plus libre.

Malaise. Dans un nouveau tableau le fauteuil à son tour est devenu possessif.

Étonnant effort mou qui s’empare de...

De qui? De quoi? Du “milieu”? D’un homme “désiré”? Ou possédé déjà... et toujours à reposséder?

Armes et liens des faibles. Qui est moins fort va circonvenir. Toute la pièce retient, veut, voudrait retenir.

Retenir, qu’est-ce pour celle qui n’a plus rien, perdues ses pensées, son centre, les siens, ses modestes biens d’autrefois...?

Radoteurs désirs. Retenir... mais la pièce reste vide.

 

 

30

Bruns, vastes, opaques, le ciel et la terre également terreux.

Débris. Une longue ligne inégalement brisée, de constructions en partie écroulées, maisons penchées, un aqueduc interrompu, une église à demi renversée, de travers, comme repoussée en arrière, mais qui tient toujours que c’en est surprenant.

L’aqueduc enjambe de la terre. De la terre, tout ce qui demeure après le désastre.

Devant la rangée curieusement propre et pas bien irrégulière des récents ruines, deux hommes leur tournant le dos, aux jambes minces comme des pattes d’échassiers, sont en conversation. Quoique seulement à demi couverts et mal, visiblement des non-travailleurs.

Ils ont en effet les attitudes, l’air dégagé qu’on a dans des salons ou dans ces lieux choisis pour gens disponibles, ayant le temps, intéressés par la discusión courtoise et des paroles à la légère sur tel sujet qui se présente. (Est-ce pour cela qu’ils ont de si maigres jambes dépourvues de chair?).

Les deux hommes mannequinés poursuivent leur entretien.

Fin du Monde? Si c’est elle, les derniers de l’humanité : deux discoureurs.

 

 

31

Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.

L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.

Un être a baissé ses volets.

Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressants constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.

A distance, formant une rougeoyante, menaçante inégale ligne d’horizon, un incendie, les minces lèvres d’un grand incendie. Brasier imposible à maîtriser. On ne vas pas pouvoir le contenir davantage.

Lointain encore, encerclant déjà, que lui seul voit.

 

 

32

Celui-ci qui, enfant, presque adolescent, connut un cheval revoit longtemps encore le géant compagnon.

Dans les habitudes sans importance de la vie de refus du petit citadin rêveur se rouvre la patrie chevaline.

Les naseaux chercheurs, le cheval fougueux arrive, repart, réapparaît, bourré d’impatience, intenable d’impatience.

A d’autres moments, le cheval visiblement a des problèmes, non pas des problèmes communs, mais les grands problèmes pressants de l’Indicible et de tout ce qui déborde et dépasse le quotidien.

Lui aussi la question de l’Absolu, immensément au-dessus de tout l’occupe. On dirait même que c’est sa charge : cheval-lévite... Comment voir sans malaise celui qui vous fait face?

Avec handicap ou non, le cheval que voici n’admet pas l’insignifiance.

 

 

33

Le tableau:

Sur quatre pattes basses, un corps long, rudimentaire, tubulaire, tête d’homme devant, poitrine courte, le milieu (le bassin) n’en finissant pas et le derrière en l’air, dilaté, relevé, grand ouvert telle une embouchure de saxo, embouchure-anus apparaît cet interminable humano-basset.

Homme, il l’est tout de même, comme il apparaît à la tête restée importante de cet être infiniment embarassé –une haute tête pour pouvoir observer et un énorme nase sentant ce qu’il y aura à sentir. A l’autre bout plus importante encore, la sphère anale- bouche dévergondée, bouche d’égout, bouche terminus des intérieurs non dominés- c’est un tout à la fois, comme une dégringolade, masse malsaine d’irraisonné arrivant de partout à grands flots, pour emmêler, engloutir, emboutir la conscience dépassée. Le saxo l’exprimera, en plus fort, en plus bas. Il clamera à la place du faible, apathique individu, le méli-mélo tonitruant de sa base, de ses ténèbres, de ses entrailles devenues excessives, exorbitantes. Envers qui ne se gêne plus, anus qui est pavillon, qui retentira, aidé par les sons graves et outrés d’une contrebasse, dont à défaut de l’instrument lui-même ont été déssinées sur ses flancs tríos clefs volumineuses de façon, dans le brouhaha des sons emmêlés, à en diriger au moins quelques-uns. Le dedans appesanti, obnubilé, aura sa mélodie.

Sons du saxo-contrebasse, pour les aveux les plus intérieurs, les plus troublants, les plus ensorcelants, les plus inavouables, touchant à tout ce qui lui arrive en son être ravagé et qui l’envahit de déchets, qu’il voudrait pouvoir relancer au jour et aux oreilles de ceux qui veulent toujours pas comprendre.

Dans le corps bas si étonnement prolongé du monstrueux animal-objet, dont l’immobilité ne doit pas tromper, est dit en vrac ce qui, tout ordre arraché, encombre et pèse dans un homme envahi et dépossedé de son “moi”, lequel inconfortablement, dangeureusement, inharmonieusement tente encore, vaille que vaille, de se reconstituer.

 

 

34

L’homme marqué.

Tout devait passer par le cercle. C’était sa vie, passer avoir à passer par la blancheur. Il n’eut pas la persévérance. Il n’avait pas les moyens pour garder le courage de continuer. Et puis le mal de la maladie est venu, autre glissement, autre chute, autre invasion...

Ascension maintenant impossible.

Parmi les communes présences il reste l’homme marqué.

Marchant marqué, reposant marqué, vivant marqué. Le cercle de lumière qui devait empêcher l’errance, empêche l’oubli. Captif du ciel, cercle qui le tient à l’écart des aventures médiocres.

Porteur du signe. On ne lui enlèvera pas cela. Dans le tableau un grand cercle blanc demeure plaqué sur lui.

Nombreux sont les ennemis du cercle; dès qu’ils le voient, d’emblée furieux.

Les étangs d’âmes damnées auraient-ils aussi des cercles? Cercles d’illuminations rentrées, cercles d’ombres luisantes. Une même plaque désigne ceux qui, dans un parti ou dans l’autre, furent désignés.

A jamais.

 

 

35

Le sentiment de la catastrophe imminente habite ces lieux... et l’univers entier du peintre au sourire vide.

Être élémentaire, ni homme, ni singe, ni ange.

L’occupation prématurée de la Mort a tout changé.

La nature fondamentale, il la connaît à présent dans sa mélancolie.

Sur la planète l’envahissement funèbre de plus en plus.

Ailleurs, un désordre qui n’en est pas un. Même la plus évidente inappropriation d’objets est encore appropriée, disant justement la grande inappropriation de tout, par tout, tout de travers se chevauchant contradictoirement mais toujours pour arriver à l’issue fatale.

Fin du monde, à qui sait voir, à qui sait comprendre les signes avant-coureurs.

Dans un autre tableau, un soleil, un grand soleil de sang occupe toute la place: l’avenir.

Cependant, dans les tableaux mêmes les plus désordonnés, toujours une place reste nette, absolument imperturbée.

Singulièrement ce coin demeure préservé de la destruction des mondes, comme aussi de tout découragement, délire ou malfaçon.

 

 

36

Celui qui se montre ici dans le tableau les jambes enroulées autour de la tête et un bras sortant de la poitrine, ce n’est pas un symbole, une analogie, une prétention, une bizarrerie, il subit cela, tel quel, comme il le montre, ressenti aussi désespérément.

Même si les jambes au cou qu’il a déssinées peuvent avoir quelque chose de commun avec “prendre ses jambes à son cou”, expression dont le cocasse, l’incohérence, l’absurde à la fois et la justesse le frappe d’une façon unique, et le fascine, c’est pour s’imposer à lui et le ramener une fois de plus à son état misérable, aucunement semblable à la ridicule association de mots que les autres aperçoivent.

Le menton pendant et en torsade (¡), comme un déchet incompréhensible, comme une ordure épouvantable, c’est vrai, vrai, totalement vrai.

Par un arrachement à partir de l’épaule, un membre s’est détaché, un autre bras (¿), un tuyau plutôt.

Il n’a pas à travestir le réel, c’est le réel lui-même, comme il le sent, comme il en est accablé, c’est ce qui lui reste de corps, qui ainsi défait se présente maintenant imposible à regagner comme auparavant.

Qui dans pareil état, avec pareil problème irait se laisser distraire par une prise d’otage, un soulèvement de terres ou de troupes au loin?

Il entend crier dans le fin fond de son oreille une autre voix, celle d’un parleur, occupant la place, ayant tout le savoir du monde, pour de quelque endroit que ce soit venir jusqu’à lui et l’atteindre dans son fond sans défense, et lui dire et répéter ce qu’il voudrait ne jamais avoir entendu, l’incessante immonde accusation.

 

 

37

Ses forces ont diminué, vont de plus en plus diminuant. Le moribond fiévreux va céder, devra céder.

Lentement les formes de la population de l’Au-delà arrivent. On dirait une dérive. La prochaine mort les a mises en route.

Sur l’oreiller, la tête anguleuse, creusée, proie qui ne peut plus grande-chose pour sa défense. Sa résistance rongée il est à point, exténué, bientôt immobile.

Elles lentes, inéluctables, arrivant, dirait-on en flottant, supportés par rien, pâles, glabres, têtes inexpressives comme de phoques imberbes, ou de pumas albinos, presque sphériques, signe d’égalité.

Lui, l’impulsivité même (qui à présent serait risible), amaigri. Elles, pleines, à leur aise, nœuds d’un calme non terrestre, voguant sur un courant invisible. Prêtes, attendant la dernière transe avant la fin.

L’agression va commencer à la frontière ou un peu avant. Maîtresses d’elles-mêmes, avides d’envahir, d’entourer, d’investir le nouveau venu elles guettent, sans brusquerie inopportune.

Dans un angle du “tableau des approches de la Mort”, peint par l’angoissé, la terre, toute la terre sûrement est en train de faillir.

Au loin, un rien d’horizon gris –celui du Passé?- comme une dernière averse.

 

 

38

Disgracieuse, devenue digne, dure, à allure de gouvernante, chantonnant par moments, en grande colère imprévisible à d’autres, la femme sans attraits, sur le papier est pleine d’attraits.

ENFERMÉE, INDÉPENDANTE.

Oubliée son apparence, elle offre sur l’aire aux couleurs, sa poitrine, désormais débordante, emplie du désir de provoquer des désirs.

Appas qui n’ont servi à rien, maintenant célébrés en cent tableaux, citernes de voluptés, gonflés, nacrés, d’opale, ses seins de rêve se présentent, donnés sans retenue, donnés auxquels aucun de la foule des hommes ne pourra résister.

Le corps, son nouveau corps sur le papier qui se colore toujours irrassasié d’amour, sans fin offre une poitrine généreuse, surabondante avec laquelle, très voyante mais avec des marques peu différentes, Cléopâtre et d’autres grandes amoureuses de l’Histoire reviennent s’exhiber “debout” et sans expression, les mamelles seules, impudentes, attirantes, aimantées, les mêmes pour toutes, leurs tétins rouges, rouges, démesurément grands, prêts à saigner, plaies de celle qui attendit et ne fut pas élue.

N’aura pu autrement se donner, la fière fille, qui à présent peint, marmonnant pour elle seule d’inintelligibles mots.

Tandis que la vieille main gercée étale ou écrase hypnotiquement, véhémentement les doucereuses couleurs de l’accueil, ou de la luxure, apparaissent sur la feuille coloriée les fiancées dénudées qui n’en pouvaient plus, les amantes dilatées au corps ballon, au visage en extase, les yeux sans pupille, sans prunelle, sans sclérotique, uniquement bleus, bleu ciel, tout ciel, des yeux refusés à tout le reste et qui abandonnent, livrés à l’enivrement sans borne.

Le jeûne de l’amour aboutit ici.

Celle pour qui seul l’amour d’un prince royal entr’aperçu une fois chevauchant en somptueux uniforme derrière la grille d’un parc magnifique aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d‘une liberté incomparable.

 

 

39

Elle s’est mise à tout jeter par la fenêtre, bagues, bracelets, un collier, quelques objets précieux, et, arrachés du porte-billets, quelques milliers de francs à la volée, et les coussins.

Des robes tombent sur le trottoir. Nue, elle en jette encore.

Horreur de la possession. Insupportable, indigne possession.

En un minute d’illumination, le voile est déchiré.

Elle voit la básese de posséder, de garder, d’accumuler.

Les vêtements sur elle, ça lui fut insupportable tout à coup et les objets réunis, assemblés autour d’elle, elle devait tout de suite s’en arracher.

Ignoble d’avoir désiré s’approprier, garder pour soi.

A la suite de cet acte si personnel, cependant public (aperçu de la rue) sa liberté lui fut retirée.

Elle parla d’abord beaucoup, vite, incessament, puis presque plus.

En même temps que d’autres internées poussée à dessiner, à peindre, un jour des crayons de couleur furent mises dans sa main et une blanche feuille de papier posée devant elle sur une table.

Inerte, elle fait, distraite, quelques points et traits épars, puis tout à coup, tout à coup et sans plus s’arrêter, des fleurs, des fleurs sans support.

Fleurs franches à corolles simples et simplement colorées, fleurs offrandes, fleurs de naissance, fleurs marquées d’innocence, Beaucoup, Beaucoup.

Plus de paroles, plus jamais.

Fleurs seulement, fleurs, fleurs.

Le don, donner, se donner.

“Il fallait bien la défendre contre elle-même…”

Fleurs est sa seule réponse. Fleurs, fleurs, fleurs.

 

 

40

Sur aucun arbre, dans aucun parc, en aucun domaine de Reine, fleurs pareilles on ne vit, en aucun été, en aucune contrée, en aucun règne.

Dans la couronne d’étranges arbres graves, à tous les niveaux, sur toutes les ramures elles débordent, épaisses, charnues.

Arbres de la magnificence, qui en offrandes se projettent, débordent, s’étalent; sans retenue pour la fille retenue, fleurs de l’arbre du paradis, de l’unique.

Oh, ces fleurs, quelle douceur elles doivent avoir si on pouvait les toucher.

Ainsi le cœur de l’infirme au corps douloureux, en sa peine grande est reçu par la nature, aveuglément accueillante.

Pour son bien, pour le bien de toutes les éplorées, surtout pour te fêter, fille folle.

Pour arranger l’inarrangeable, ces plantes partout aux mille lèvres ouvertes, outrées, insistantes, nécessaires.

Pas de fruit dans le tableau affranchi; rares feuilles, couleurs sur couleurs. Dans la surcharge florale une certaine fadeur est demeurée.

 

Versión en español.

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